Le verdict du procès Lubanga déclenche un débat sur les réparations
Suite à la condamnation par la Cour pénale internationale de son premier accusé, le modèle de réparations proposé va-t-il apaiser ou diviser les communautés?
Le verdict du procès Lubanga déclenche un débat sur les réparations
Suite à la condamnation par la Cour pénale internationale de son premier accusé, le modèle de réparations proposé va-t-il apaiser ou diviser les communautés?
Pour les anciens enfants soldats que Thomas Lubanga Dyilo a forcé à rejoindre les rangs de sa milice, la condamnation le mois dernier par la Cour pénale internationale, CPI, du commandant congolais, a suscité l’espoir qu’ils puissent enfin recevoir des réparations pour les injustices subies.
Alors que la discussion prend forme sur les meilleurs moyens d’accorder les réparations, de nombreux experts appellent à une approche très large qui puisse bénéficier aux communautés ayant souffert lors du conflit sanglant ayant eu lieu dans la région de l’Ituri, dans l’est de la République démocratique du Congo, RDC. Ils soutiennent qu’une approche équitable de grande envergure, serait beaucoup plus efficace pour soigner les blessures laissées par le conflit et les violations des droits de l’homme.
Le 14 mars dernier, la CPI a reconnu Lubanga coupable de la conscription, de l’enrôlement et de l’utilisation d’enfants soldats de moins de 15 ans pour les faire participer aux hostilités dans l’est de la RDC.
La CPI est la première cour de ce genre ayant le pouvoir d’ordonner le paiement de réparations à ceux ayant souffert du fait des actes criminels commis par les personnes qu’elle condamne. Elle peut ordonner aux personnes reconnues coupables de payer des réparations, qui peuvent aussi être versées par le Fonds au profit des victimes, FPV.
Compte tenu du fait qu’il s’agit là d’un nouveau terrain d’action, la Cour va devoir envisager quelles formes les réparations pourraient prendre en l’affaire Lubanga. Si la CPI choisit d’adopter une interprétation stricte, ces réparations pourraient concerner les enfants enrôlés de force comme soldats au sein de l’Union des patriotes congolais, UPC de Thomas Lubanga.
Cependant, les experts en droit international interrogés par l’IWPR expliquent que le schéma de réparations adopté par la CPI devrait être bien plus étendu, afin de bénéficier à d’autres personnes ou à des communautés entières ayant souffert de ces années de conflit. Ils soutiennent que cette vaste approche équitable serait bien plus efficace pour soigner les blessures laissées par le conflit et les violations massives des droits de l’Homme.
Personne ne conteste la nécessité d’investir davantage pour garantir des vies plus sures aux anciens enfants soldats dans l’est de la RDC.
Emile Dhehana, le coordinateur de PRADE, une organisation locale qui travaille à la réintégration des enfants soldats dans l’est de la RDC, indique que les efforts visant à réintégrer les anciens enfants soldats à la société n’ont pas été suffisants.
“La réintégration scolaire, pour ceux qui sont encore en âge de retourner à l’école, n’a été faite qu’à moitié. Les organisations ont payé pour une année d’école et puis plus rien,” a-t-elle dit. “La réintégration économique n’a pas non plus été correctement effectuée. Les organisations donnaient une chèvre à un ancien enfant soldat, qui vendait ensuite la chèvre et finissait par ne plus rien avoir. Ou alors 20 jeunes apprenaient la menuiserie – mais comment peut-il y avoir du travail pour 20 menuisiers dans le même village?”
Justin, ancien enfant soldat au sein de l’UPC, aujourd’hui âgé de 18 ans, a expliqué à l’IWPR ce dont il avait exactement besoin pour l’aider à s’en sortir après le conflit – “un capital financier pour m’aider à développer mon entreprise.”
Innocent, 26 ans, également ancien enfant soldat de l’UPC est dans une situation difficile assez similaire.
“J’ai une formation de charpentier, mais pas de matériel,” a-t-il dit à l’IWPR. “Quand nous sommes revenus à la maison, nous étions une charge pour notre famille. Il est très important d’être capable de gagner sa vie.”
Dhehana explique que la priorité devrait être d’aider ces anciens enfants soldats, aujourd’hui de jeunes adultes, à se bâtir un avenir financier sécurisé.
Les experts en droit international interrogés par l’IWPR indiquent que la CPI devrait adopter une approche plus large du processus de réparation pour qu’il bénéficie à d’autres catégories de personnes et à des communautés entières, plutôt qu’uniquement aux personnes considérées comme des victimes directes des crimes spécifiques énoncés dans un verdict. Cela implique une définition différente, plus large de qui peut être considéré comme victime dans la perspective des réparations.
Ce débat s’ouvre aujourd’hui parce que, bien que Lubanga puisse encore faire appel, sa condamnation apporte au FPV sa première occasion d’envisager ces questions non seulement par rapport à cette affaire, mais aussi dans une perspective plus importante.
Le traité fondateur de la CPI, le Statut de Rome, reste vague par rapport à la question des réparations. Il stipule que l’indemnisation doit être payée pour les dommages causés, mais pas qui doit recevoir l’argent. D’après le statut, ces principes devront être énoncés par les juges de la CPI à une date ultérieure, après avoir demandé aux parties intéressées de fournir leurs observations.
A la fin du mois d’avril, le FPV devra présenter des observations sur la question aux juges de l’affaire Lubanga.
Le 14 mars, les juges avaient invité les parties à présenter des observations quant à savoir si la CPI devrait octroyer des réparations sur une base individuelle ou collective. Ils demandaient des conseils pour savoir qui peut bénéficier des réparations, la forme que celles-ci devraient prendre, quels devraient être les critères, et comment le niveau de préjudice subi peut être évalué.
Dans le cadre du procès Lubanga, les victimes des crimes pour lesquels il a été condamné sont d’anciens enfants soldats pris au sein de son groupe ethnique, les Hema. Mais une définition aussi stricte exclut les autres personnes ayant souffert au cours du conflit, y compris les enfants soldats qui se battaient dans d’autres milices.
Comme l’a noté l’un des observateurs, “de ce point de vue, il est donc presque plus avantageux de s’être battu pour Lubanga plutôt que contre lui”.
Cependant, pour l’Accusation, toutes les victimes des attaques menées par l’UPC, en particulier les membres des communautés de l’ethnie Lendu qui étaient visés, devraient être considérées comme des victimes pouvant bénéficier de l’indemnisation.
Le Centre international pour la justice transitionnelle, CIJT, un groupe de pression basé à New York, qui prévoit aussi de présenter des observations sur les réparations, préfère une approche plus inclusive.
“Les réparations sont essentielles pour la justice,” a déclaré Ruben Carranza, directeur du programme de réparations du CIJT. “Pas seulement pour le bénéfice matériel qu’elles représentent, mais aussi parce qu’elles apportent la reconnaissance des injustices qui se sont produites. L’aide accordée uniquement pour des raisons humanitaires peut parfois avoir pour effet de nier les crimes qui ont eu lieu.”
Pour Carranza, les réparations doivent servir de reconnaissance et de compte-rendu des injustices qui ont eu lieu. Il est important pour les victimes et les gouvernements de comprendre que les paiements sont une forme d’indemnisation pour ce qui leur est arrivé, et non pas juste une autre forme d’aide humanitaire.
Les directives que les Nations Unies ont publiées au sujet des réparations en 2005 soulignaient la nécessité pour toutes les victimes de violations des droits de l’Homme d’avoir droit à une certaine forme de réparation. Carranza avertit que ce principe sera ignoré si les réparations sont limitées aux anciens enfants soldats de Lubanga.
“La définition des victimes dans l’affaire Lubanga est très étroite, et il y a visiblement un risque que ceux qui ont tout autant droit aux réparations mais ne sont pas concernés par l’affaire criminelle soient exclus,” a-t-il dit. “C’est en cela qu’il est problématique de rattacher les réparations à un procès pénal, quand le droit à réparation est basé sur la qualité de victime [telle que définie par l’ONU] et non pas la responsabilité pénale individuelle.”
Une des possibilités pourrait être de faire pression sur les gouvernements nationaux tels que celui de la RDC, pour les obliger à mettre en place un programme de réparations. Les programmes de réparations soutenus par les gouvernements dans des pays comme le Maroc et le Pérou se sont basés sur des approches communautaires, qui, selon Carranza pourraient être un bon modèle pour la RDC.
Au Maroc, où des réparations ont été accordées pour des crimes qui auraient été commis après l’indépendance en 1956, les communautés avaient été invitées à proposer des projets que le gouvernement devait étudier. Au Pérou, où les réparations avaient été accordées pour des violations présumées commises entre 1980 et 2000, les communautés affectées avaient reçu une somme d’argent, qu’elles pouvaient décider de dépenser comme elles le voulaient dans les conditions énoncées par le gouvernement.
Le FPV approuve largement qu’une certaine approche communautaire des réparations soit nécessaire, pour éviter les tensions potentielles à l’avenir.
“L’expérience tirée des programmes de réparations mis en place dans le monde entier suggère qu’une approche communautaire des réparations collectives est utile pour équilibrer les effets secondaires négatifs potentiels dus au fait de distinguer exclusivement une victime particulière ou un groupe particulier de victimes comme bénéficiaire des réparations,” a déclaré le directeur exécutif du FPV, Pieter de Baan. “Dans l’affaire Lubanga, on pourrait imaginer le risque de stigmatisation continue des groupes particulièrement vulnérables, tels que les anciens enfants soldats ou les victimes de violence sexuelle associées à la pratique du recrutement d’enfants soldats.”
De Baan explique que le fait d’impliquer les communautés dans l’élaboration et la mise en place de programmes de réparations peut aussi aider à promouvoir la réconciliation entre les communautés, en reconnaissant les souffrances endurées.
En même temps, il ne considère pas que les approches individuelle ou communautaire des réparations s’excluent mutuellement.
“L’adoption d’une approche communautaire des réparations permettrait quand même à la Cour d’ordonner des réparations collectives entraînant des bénéfices pour les victimes individuelles,” a-t-il dit.
Alors que les détails d’une telle approche dans le contexte du FPV doivent encore être élaborés, il existe des exemples de pays comme le Pérou où les programmes de réparations communautaires ou individuels ont été menés en parallèle.
Brigid Inder, directrice exécutive de l’Initiative des femmes pour la justice des genres (Women’s Initiative for Gender Justice), soutient que les victimes de violence sexuelle devraient être prises en compte dans toutes les considérations de réparations, même si ces crimes n’ont pas été inclus dans l’acte d’accusation de Lubanga. L’Initiative des femmes a présenté des observations à la Cour sur la manière dont les réparations devraient être mises en œuvre.
“Bien que les chefs d’accusation de crimes à caractère sexuel ou basés sur le sexe n’aient pas figuré dans l’acte d’accusation contre Lubanga, les preuves de ces crimes étaient largement présentes dans toute la procédure,” a déclaré Inder. “De notre point de vue, tout dommage qui peut raisonnablement être évalué comme étant une conséquence des crimes pour lesquels l’accusé a été reconnu coupable pourrait légitimement être pris en compte relativement aux réparations.”
Inder conclut que “les réparations ne devraient pas être limitées à une interprétation stricte des charges, mais devraient aussi inclure les souffrances plus larges endurées du fait des crimes dont il a été reconnu coupable. C’est un élément important du processus de guérison communautaire.”
Inder a indiqué que, bien que les juges de la CPI ne se soient pas prononcés sur la culpabilité de Lubanga par rapport à la violence sexuelle, ils se sont réservé le droit d’aborder cette question relativement à la condamnation ou aux réparations. Cela implique que les observations ou preuves supplémentaires pourraient être présentées préalablement à toute décision sur la condamnation ou les réparations, laissant la porte ouverte à une interprétation plus large de qui peut être qualifié de victime.
Le FPV a déjà mené des projets dans l’est de la RDC, agissant en vertu de prérogatives distinctes de son mandat qui lui permettent d’apporter un soutien aux communautés affectées dès qu’une situation a été reconnue comme tombant sous la compétence de la CPI. Ces projets concernent un plus grand nombre de victimes que celles considérées comme telles aux termes de l’acte d’accusation. Ils portent, par exemple, sur le conseil et la formation professionnelle pour les victimes de violence sexuelle dans les districts de l’Ituri et du Nord Kivu.
Certains experts soutiennent que les réparations ordonnées par la Cour devraient uniquement être effectuées dans la continuité du soutien octroyé à la région affectée par la guerre.
Mais certains experts juridiques se demandent déjà s’il ne pourrait pas y avoir une meilleure manière de faire les choses – en particulier pour briser le lien restrictif entre la responsabilité pénale et les souffrances endurées. Les procès pénaux destinés à établir la responsabilité sont tellement différents des processus de réparation destinés à indemniser les victimes pour les préjudices qui leur ont été infligés que certains experts réclament un nouveau modèle, pour que les premiers ne déterminent pas les derniers.
“Il serait préférable que le système juridique permette aux victimes de monter de leur propre initiative un dossier de demande de réparations,” a déclaré Liesbeth Zegveld, une avocate hollandaise spécialisée dans les voies de recours légales pour les victimes de guerre. “Ce que j’envisagerais pour finir est une cour civile internationale, mise en place sur le modèle de la CPI, où les victimes pourraient réclamer des réparations pour des préjudices infligés en raison de la guerre ou d’autres préjudices de grande ampleur, où elles ne dépendraient ni de la volonté politique, ni du bon vouloir du procureur.”
Zegveld a déclaré que le but d’un procès pénal est souvent différent des motivations des victimes individuelles, et que les procédures légales à l’encontre d’une personne peuvent avoir pour effet de restreindre le nombre des personnes pouvant être qualifiées de victimes.
“Ma crainte est que les victimes puissent être inclues dans une affaire parce qu’elles donnent un visage au procès et s’ajoutent au message général que le procureur veut envoyer au monde, mais leurs intérêts sont seulement abordés en partie dans toute la construction juridique,” a-t-elle dit. “Il est important de ne pas confondre l’intérêt individuel des victimes à la réparation à l’intérêt que justice soit faite.”
Blake Evans-Pritchard est un formateur de l’IWPR à La Haye et Mélanie Gouby est l’ancienne productrice multimédia de l’IWPR dans l’est de la RDC.